L’Albanie, au-delà de la mer
Mrizi, la nouvelle cuisine traditionnelle
« La tradition est le témoin d’une innovation réussie », c’est ce que m’a dit Altin Prenga lorsque je lui ai parlé de cet article. Cette phrase lui est restée à l’esprit, il la tenait lui-même de la bouche du manager de « Slow Food International », Carlo Petrini, rencontré lors d’une visite de ce dernier à Mrizi i Zanave. Sachant que cette sage pensée émanait du fondateur de Slow Food, qui est sans doute le gardien le plus fanatique des traditions culinaires, j’ai vite compris que je tenais un bon sujet pour mon article.
J’ai visité Mrizi i Zanave plusieurs fois et sur plusieurs ans, et je ne nie pas que pendant un certain temps, j’étais convaincue que ce n’était qu’un restaurant où l’on pouvait amener des visiteurs étrangers qui voulaient déguster la cuisine traditionnelle albanaise. C’est à dire un restaurant traditionnel offrant un service sans faille et mettant en valeur de bons plats. Bien sûr, j’avais tort : ce n’était pas que cela.
Au moment de l’ouverture de leur second restaurant à Mullxhiu, à Tirana, je m’attendais à quelque chose de semblable et j’ai à nouveau pratiqué mon rituel : je m’y suis rendue avec des amis venus de Belgique qui voulaient essayer la cuisine albanaise. Mais aucun d’entre nous ne s’attendait à ce que pendant le menu de dégustation – appelé Métamorphose – on nous ait présenté des plats certes albanais, mais pas au sens où on l’entend habituellement. Pour moi, il s’agissait de plats qui ravivaient de profonds souvenirs d’enfance, mais qui étaient préparés au moyen de techniques innovantes. Parallèlement, aux yeux de mes amis étrangers, ils apparaissaient comme des plats raffinés, beaux, délicieux mais composés d’ingrédients mélangés de façon imprévue. Je me souviens encore de la simplicité et de la légèreté du goût du plat de riz au yogourt composé d’une base de riz frit agrémenté d’aneth. Un hommage au pilaf au yogourt, une combinaison classique que nous trouvions parfois lourde au ventre, durant notre enfance. Ces boulettes de riz frites auraient connu un franc succès à l’époque.
Bien sûr, le plat de riz croustillant n’était pas le seul à avoir été préparé au moyen de techniques novatrices et à être composé de produits locaux, mais présentés sous une forme différente. C’était le cas de tous les plats du menu « Métamorphose », comme le fromage crémeux à la poudre de poupier, la salade légère assaisonnée de vinaigrette de citrouille, le panier du berger accompagné d’un verre de « dhalle », l’excellente « trahana » à la crème de poupier, la terrine au yogourt et à la viande frite, la succulente truite et la caille au vin cuite à petit feu.
J’ai commencé à me demander si je n’étais pas en train d’assister à un changement plus profond. Enfin un restaurant créait, au lieu de reproduire à l’infini ces plats traditionnels qui souvent ne nous plaisent plus autant que dans nos souvenirs, car beaucoup de choses ont changé depuis.
Cette question m’a poussée à retourner à Mrizi, après de longues années.
Après une visite détaillée et extrêmement intéressante m’informant sur les liens agrotouristiques existants, après de nombreuses discussions passionnées sur les héros culinaires communs, nous nous sommes assis pour une nouvelle dégustation. J’étais très curieuse de voir comment Mrizi avait changé et surtout je voulais voir comment une connaissance approfondie du territoire, des ingrédients et du travail des produits régionaux pouvait apporter ce que j’espérais trouver ici : la nouvelle cuisine albanaise.
Quand je parle de nouvelle cuisine albanaise, je ne sous-entends pas la disparition ou le remplacement des plats traditionnels, mais plutôt la reconstruction de la tradition par assemblage de nouveaux fragments, de son enrichissement dans le but de développer et de métamorphoser l’existant. La cuisine est un élément important de notre culture et mérite donc notre attention. C’est précisément cette conscience que j’ai trouvée chez Mrizi.
Mrizi ouvre la voie de l’amélioration et de l’évolution de manière discrète mais ferme, sans peur de trahir la tradition. Les plats y crient fort « plats traditionnels » mais sont à la fois délicats et harmonieux, tout en restant fidèles aux recettes ancestrales.
Un antipasti au fromage crémeux, aux tomates séchées, aux chanterelles marinées, au basilic lilas et à la poudre de basilic, m’a posé un dilemme. Ce plat préparé suivant des techniques innovantes mais composé entièrement d’ingrédients locaux était-il une assiette de tradition ou une assiette entièrement gourmet ? Les autres antipasti m’ont quelque peu ramené les pieds sur terre, me rappelant que j’étais toujours à Fishte et que la tradition y est importante. Néanmoins, chacun des autres plats étaient savoureux. Pour la suite, j’ai continué sur un plat délicieux et de renommée internationale, mais préparé avec des ingrédients exclusivement albanais : les épinards aux champignons ou Porcini, que nous pouvons facilement produire ici et qui portent l’arôme de nos forêts. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que nous arrivions à mes favoris, les desserts.
Avec les desserts, j’ai obtenu la preuve finale de la réponse à mes interrogations. Différentes glaces aux saveurs délicates d’épices et de fleurs, une mousse à la liqueur, une crème brulée non seulement servie de jolie manière, mais en utilisant des techniques empruntées à la cuisine moléculaire, et ce non pour faire le spectacle, mais pour apporter quelque chose là où il n’y avait rien, là où l’innovation d’aujourd’hui pourra devenir la tradition du futur.
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