Cinéma

Bernard Challandes et le Kosovo : deux documentaires de Fisnik Maxhuni

« Le véritable lieu de naissance est celui où l'on a porté, pour la première fois, un coup d'œil intelligent sur soi-même. » Marguerite Yourcenar.

La Radio Télévision Suisse diffusera ce soir successivement deux documentaires en lien avec la diaspora albanaise en Suisse. Le premier, intitulé : « Fin de partie – Bernard Challandes : un portrait », suit les péripéties de l’entraîneur de l’équipe de football du Kosovo. Le second nommé : « Zvicra » (Suisse en albanais) nous dépeint le portrait de sept Albanais vivant en Suisse. La RTS nous propose donc une soirée consacrée à la communauté albanaise. L’occasion pour nous de découvrir ces deux films réalisés par

Fisnik Maxhuni.

Un portrait inédit

Pour Fin de partie le réalisateur a suivi les pérégrinations de Bernard Challandes pendant une année. Le football est cependant placé au second plan pour nous offrir un portrait totalement inédit et intime de l’entraîneur. On découvre ainsi un Challandes proche de sa famille, nostalgique et éternellement insatisfait de lui-même, malgré toutes les victoires de son équipe pendant le tournage du documentaire. La véritable force du film réside cependant dans son opposition, si brillamment orchestré par Fisnik Maxhuni, entre deux mondes. Celui d’un entraîneur Suisse âgé de 68 ans face à des jeunes joueurs du Kosovo. Le documentaire nous révèle par exemple les douleurs articulaires dont souffre le sélectionneur, contrastant avec les soins musculaires pratiqués sur les jeunes athlètes du Kosovo. Cette opposition entre ces deux mondes ne s’arrête pas là, car c’est aussi le portrait de deux pays qui est dressé, celui d’une Suisse vieillissante, ayant usé toutes ses ressources et ses capacités, face à un Kosovo qui nous révèle un tout nouveau champ des possibles. Si le nostalgique Challandes regrette qu’on ne joue plus au ballon dans la rue ou les cours d’écoles en Suisse, la réponse est immédiate lorsqu’on le réalisateur film des enfants frapper sur une balle au Kosovo.

Ces deux pays se répondent ainsi systématiquement l’un à l’autre, comme pour signifier que ce qui a été possible dans l’un, ne l’étant dorénavant plus, devient tout à fait possible dans l’autre. Le film se lit comme un passage de témoin, d’un coureur en fin de parcours, épuisé par une course effrénée vers un autre, plus exaltant et prêt à bondir vigoureusement pour arracher la victoire. Et ce n’est peut-être pas un hasard que le Kosovo possède aujourd’hui un âge médian de 29 ans, le plus bas d’Europe. En extrapolant légèrement, le film pourrait se traduire comme une invitation à venir en aide à ce jeune pays où tout est à reconstruire. Il s’agit peut-être là du véritable lien unissant ces deux pays : le travail. Rappelons que c’est dans le but de chercher de la main d’œuvre bon marché dans les année 60 que la Confédération fait venir les premiers immigrés du Kosovo. Cet élément nous amène enfin au deuxième documentaire de Fisnik Maxhuni.

Les identités fluctuantes

Dans Zvicra, coréalisé avec Benoît Goncerut, Fisnik Maxhuni nous plonge dans les interrogations identitaires de sept Albanais. Le documentaire s’ouvre en Suisse sur des images de jeunes supporteurs arborant fièrement le maillot de football de l’Albanie. À travers ce sport, le cinéaste trouve ainsi la meilleure porte d’entrée pour aborder les questions identitaires qui le hantent. Une solution pour lui aussi « de mettre un terme à ses propres interrogations à ce sujet ». Les considérations sportives laissent cependant très vite place à la réalité concrète des protagonistes du film. On découvre ainsi les frères Valmir et Jetmir Osmankaq affublés dans leurs équipements pour aller pêcher le Corégone dans le Lac Léman. Puis, on accompagne Izjadin Smajli dans l’habitacle de son poids-lourd. Ces trois premiers personnages sont complétement intégrés dans l’environnement de leur lieu de travail, mais ils sont surtout intégrés dans un paysage absolument représentatif de la Suisse tel que le lac Léman. On s’amusera par ailleurs de voir le chauffeur poids-lourd s’émerveiller devant la beauté du paysage, de la nature et des montagnes qu’il voit défiler depuis son camion.

À l’exception du jeune gymnasien Jon Qela, tous les protagonistes du film exercent une activité professionnelle. Et s’il est bien une chose par laquelle on se définit en Suisse c’est le travail. Le « Tu travailles dans quoi ? » est la première question qui se pose entre deux interlocuteurs. Alors qu’au Kosovo, le « Tu es marié ? » revient sans cesse. C’est donc deux formulations différentes pour exprimer le même principe de définition de soi-même pour autrui. La thématique de l’amour et du mariage est introduite par Laureta Asllani, une jeune employée de commerce, qui ne conçoit pas, par respect pour sa famille, qu’on puisse envisager d’épouser une personne non-albanaise. La notion de respect revient également avec le footballeur professionnel, Jetmir Krasniqi affirmant préférer jouer pour la Nati, car il est injuste selon lui que le Kosovo s’accapare les mérites des centres de formations suisses. Le cinéaste nous informera à ce titre que seul un quart des joueurs de la sélection du Kosovo ont été formés dans ce même pays. Plus tard, la jeune employée de commerce reviendra sur ses précédentes réflexions, jugeant qu’elles ont été probablement induites par ses parents. Il en est de même pour le footballeur qui après avoir reçu une offre de l’équipe du Kosovo, envisage à son tour de jouer pour ce pays. « Les identités sont fluctuantes. » nous affirme Fisnik Maxhuni et le football « fige les identités » déplore-t-il.

La thématique de la mort étrangement présente dans les deux documentaires. Le réalisateur nous révèle que c’est une manière pour lui de se distancier des questions complexes autour de l’identité et de les aborder sous un angle plus universel. « Ces questions ne se poserons plus lorsque l’on sera mort » nous confie-t-il. La réponse ne demeure cependant pas évidente en témoigne Zylfije Selmani. Dans le film Zvicra, cette dernière se livre à la caméra, nous révélant ainsi qu’elle souhaiterait être enterré en Suisse de façon à ce que ses enfants puissent plus souvent venir lui déposer des fleurs sur sa tombe. Bernard Challandes quant à lui évoque son coup de sifflet final avec une émotion particulière, décrivant cette réalité inéluctable non pas comme une fin, mais comme le début d’autre chose. « La dernière page se tourne, mais c’est le début du Tome II » nous dit-il. Fisnik Maxhuni parvient à ingénieusement mettre en scène un phénomène cyclique dans Fin de partie. Ce n’est peut-être pas la mort qui l’intéresse tant, mais plutôt la naissance de quelque chose de nouveau : la naissance d’une nation, la naissance d’une équipe de football ou la naissance de nouvelles identités. Dans Fin de partie, on se surprendra de voir Bernard Challandes porter un survêtement sur lequel est inscrit Kosova en gros caractère. Une manière encore une fois d’observer ce mouvement cyclique qui s’opère. Car si l’intégration des Albanais a été contesté à plusieurs reprises en Suisse, n’est-il pas savoureux de voir ainsi un entraîneur suisse s’intégrer au Kosovo ?

Dans les deux documentaires, le réalisateur nous dépeint en réalité des portraits en constante évolution. Et si ces portraits semblent figés face à la caméra, le monde qui les entoure lui est toujours en déplacement. Fisnik Maxhuni est en réalité un cinéaste du mouvement. Rien d’étonnant de voir donc des Albanais sur un bateau naviguant sur le lac Léman ou dans un camion qui sillonne les routes suisses, car tout objet ou toute pensée ne peuvent être captés qu’à un bref instant déjà dépassé. Tout comme le réalisateur lui-même qui nous confie ne pas être attaché particulièrement à un lieu de résidence. Il pourrait être là à Genève ou ailleurs mais nous l’avons compris, toujours en mouvement.

Programme du 10 juin 2020 sur la RTS :

22:10 – Doc à la Une : Fin de partie – Bernard Challandes : un portrait

23:30 – Sur les Docs : Zvicra.

Fin de partie – Bernard Challandes : un portrait (2020. Réalisation : Fisnik Maxhuni / écriture : Benoît Goncerut)

Zvicra (2018. Réalisation / écriture : Fisnik Maxhuni & Benoît Goncerut)

Né en 1989 au Kosovo, ex-Yougoslavie. Émigre en Suisse, à Neuchâtel en 1993. Réfugié politique et apatride jusqu’à l’obtention des nationalités suisse et kosovare en 2005.  BA en Relations Internationales à l’Université de Genève (2011). MA en Géopolitique à l’Université King’s College London (2014). MA en Cinéma à ECAL/HEAD (2016).

Né en 1986 à Nyon, Suisse. Master en Business Administration (Majeure en Entrepreneurship). Depuis 2012, il voyage à travers le monde pour de nombreux projets radiophoniques, d’écriture et de cinéma. Il a produit et réalisé plusieurs films, donc “Off-Piste” & “Dizin Open”, tournés dans les montagnes iraniennes, aux abords de Téhéran, Iran.