Culture

Prishtina voit GRAN

Joli miracle pour les bédéphiles de tous poils, du Kosovo et d'ailleurs : du 10 au 12 mai dernier, Pristina est devenue la Croisette du roman graphique.

Légendes vivantes du neuvième art, Hermann, Dave Mc Kean et Franck Margerin ont couronné l’ouverture du premier festival du genre en albanophonie. Plus jeunes, mais vraies références déjà, ont notamment répondu présents la française Aude Sanama, l’américain Tom Kaczynki, le brésilien Marcello Quintanilha, le japonais Fumio Obata, le finlandais Ville Ranta. Excusez du peu.

Au regard de cette brochette de talents, l’évènement portait bien son nom : GRAN Fest. Tout un programme… pour toute une histoire.

En effet, le clivage ethnique du début des 90’s a privé les enfants albanophones – à savoir le 90% de la population kosovare – de tout contact avec la langue serbe ; sans moyen de l’apprendre, ou presque. Résultat : la résurgence récente de la BD en Serbie, en Croatie ou en Bosnie a laissé la jeunesse Kosovare sur le carreau. Pour être peu ou prou connaisseur du genre, il faut être issu de la Yougoslavie titiste, c’est à dire quadragénaire, au moins. Les eaux troubles du conflit prennent du temps à décanter. Du coup, quoique commun à tout le reste de l’ex-Yougolsavie et ses différentes langues, le terme «strip» (« bande » en français) reste insolite au Kosovo, et tout à fait inédit en Albanie.

Pour rappel, le fameux « strip » des « comic strips » ou des « daily strips » (bande comique, ou quotidienne) provient de l’époque lointaine où la presse anglophone agrémentait ses pages d’une ou plusieurs histoires dessinées, disposées en bande. On le sait, le procédé a fleuri, quitté les bas de page pour des albums entiers, s’est imposé comme genre, fut consacré comme Art. L’appellation « comic strip », tout comme celle de « bande dessinée », est désormais incontournable.

Plus global, plus adulte et plus libre, le Roman Graphique côtoie cependant de près la BD, à s’y confondre parfois. Ici cependant, le texte peut sortir de ses cases, le dessin de ses bandes, et le public de l’enfance. Fille des 60’s, son appellation s’avère, de surcroît, plus parlante en Albanais.

Ainsi donc fut créé GRAN Fest, pertinent acronyme de « International Graphic Novel Festival », alias « Festivali Ndërkombëtar i Romanit Grafik ».

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  • Concert-dave-mckean

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  • Soirée d'ouverture

  • Marcello Quintanilha

  • Hermann et le livre d'or

  • Dave Mckean et Gani Jakupi

  • Concert Dave Mckean

  • Affiche du festival

Comme mise en bouche, le modalarium de la faculté d’Architecture fit dans la stricte égalité, exposant le même nombre de planches pour chaque invité. L’indéniable classicisme du doyen Hermann côtoyait le surréalisme de McKean, taquiné par l’hilarant Margerin. La picturale Samama et le minimaliste Kaczynski jouaient de contrastes avec la fusion manga-BD de Obata, le nouveau réalisme de Quintanilha ou le dessin littéraire de Ranta.

La bibliothèque nationale quant à elle, versant American Corner, encadra l’atelier de Tom Kaczynski. De leur côté, Hermann et McKean, en bienveillants pédagogues, analysaient le travail puis prodiguaient remarques et conseils à des artistes kosovars.

La vocation éditoriale du GRAN connut également son lancement, avec, de Kaszinski encore, le surprenant Beta testim i apokalipsit (Beta Testing the Apocalypse[1]), qui entraîne le lecteur dans les abysses de l’âme humaine perdue dans un monde à l’agonie.

Saluons aussi la belle implication de la jeunesse pristinoise : le festival d’animation Anibar a promu les court-métrages du multitalentueux McKean ; le tout au Kino Armata, gracieusement mis à disposition pour l’occasion. Côté jazz, au Soma Book Station, McKean et Obata croisèrent notes et rythmes avec les musiciens locaux, en une mémorable jam session.

But affiché du festival, valable pour l’édition 2019 comme pour les suivantes : offrir un large éventail des diverses déclinaisons du roman graphique, au public bien sûr, mais aussi aux artistes en herbe kosovars. Puisse chacun y trouver inspiration et chemin de prédilection.

D’ailleurs, coïncidence ou destinée, le futur pour certains se présente déjà. The long Winter of 1945 (Tivari / Dimri i gjatë i vitit 1945)  de Dardan Luta et Anna Di Lellio, premier roman graphique kosovar, est sorti peu avant l’ouverture du GRAN. Shpend Kada et Valdet Gashi quant à eux planchent sur leur grand et détonnant : Les damnés (Të nemurit) – titre provisoire. Affaire à suivre…

Le seul bémol, peut-être, dans cette action d’envergure qui a transporté néophytes, bédéphiles et jeunes artistes, fut la frilosité des institutions kosovares. On comprend mal, par exemple, comment et pourquoi l’une d’elles n’alloua pas un budget pourtant voté à l’unanimité. On regrette, pour l’instant du moins, qu’un manque de fonds fit suspendre la fondation d’une collection du roman graphique international, vouée à terme à se constituer en bibliothèque. Ainsi, des œuvres achetées ou reçues en dons attendent leur espace et le bon vouloir d’une bibliothèque existante…

Un bémol certes petit, dans un festival en mode décidément majeur. D’ores et déjà, l’attention des institutions internationales – sur place comme à l’étranger – est éveillée. Les invités, qui se sont prêtés au jeu si volontiers et sans lesquels ce Festival n’aurait été[2], sont également prêts à faire rayonner le festival outre-frontières. GRAN n’a pas attendu d’être petit pour devenir grand.

Reste à Gani Jakupi, directeur artistique et concepteur de l’événement, Agron Bajrami, directeur général et Jeton Neziraj, directeur exécutif, à nous concocter une cuvée 2020 encore plus alléchante.

Rendez-vous est pris.

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[1] Publié en français chez Delcourt, sous le titre “Derniers tests avant l’apocalypse”.

[2] Pareille affiche – remarquable en soi au niveau européen – était totalement inédite dans les Balkans.